Mon expérience dans le professorat et les interventions artistiques que j’ai pu avoir auprès d’adolescents d’horizons divers m’ont interrogé sur la place qu’ils ont et devraient avoir dans la complexité du monde d’aujourd’hui
Au regard du monde du travail, de l’ère numérique, du spectacle et du divertissement, des prises de conscience citoyennes que réclament les nouvelles solidarités, le travail et les disciplines artistiques ne peuvent qu’enrichir le débat et notre regard sur l’inscription des jeunes générations auxquelles j’appartiens, et cet univers à la fois proche et mystérieux : l’adolescence.
Rapport adultes-ados et nouvelles technologies
L’ère numérique dans laquelle nous sommes aujourd’hui, pose question et interroge notre responsabilité quant aux effets de ces technologies sur le comportement de nos enfants, élèves ou jeunes concitoyens. D’un côté, l’adulte, partagé entre incompréhension, ignorance des diverses applications, perplexité, inquiétude, ou encouragement et sollicitude à utiliser une technologie actuelle, voire indispensable, et de l’autre, l’ados, sortant du monde de l’enfance et s’affirmant aussi par l’intermédiaire d’une technologie qu’il s’est accaparée. La relation de l’ados face à ces technologies prend des facettes mal définies : le téléphone portable est à la fois un objet d’émancipation et un « fil à la patte » du parent, protecteur ou inquiet, de même que les technologies plus anciennes (TV, cinéma…) peuvent être considérées comme des utilisations passives, voire subies, face à l’application active et créative que peuvent faire les ados de leur ordinateur, ou de leur objet portable multimédia.
Les points de vue divergent donc sur l’utilisation de ces outils numériques. Les hypothétiques réponses sont forcément complexes et remplies de nuances. Accrochés à leurs portables ou appareillés de leur casque, ces adolescents développent-ils des échanges profonds et une culture « numérique » bien à eux, ou faut-il y voir des produits de séduction, de paraître et d’adhésion dans le groupe ? Les réponses paraissent donc toujours double : le portable apparaît à la fois comme une pratique permettant une liberté et une autonomie, et comme objet symbolisant le « rite » de passage à l’adolescence. L’inquiétant est lorsque cet univers multimédia avec ses objets et ses références devient une véritable marque d’adhésion sous l’effet du groupe et de la tyrannie de la majorité. Le rassurant est d’y voir une véritable appropriation avec laquelle l’ados développera la tenue d’un échange (mail, facebook, SMS), un travail d’écriture et de réflexions (blogs) et une culture numérique (films, musiques, jeux-vidéos…) nourrie d’auteurs et de références sérieuses échappant à l’adulte. On peut donc voir dans ce paradigme numérique, à la fois un véritable contenu, mais aussi un simple contenant dans l’effet zapping que la large palette d’applications d’un ordinateur ou d’un objet portable multimédia induit.
Notre rôle d’adulte n’est donc pas d’interdire, mais bien de faire contre-poids sur des notions et des valeurs fortes, ouvrant d’avantage cet univers numérique à la compréhension de l’Autre et à l’appartenance à une citoyenneté.
Civilisation transitoire ou adolescence du monde
Seulement quelle est la crédibilité de l’adulte dans une société en crise d’identité ? L’adolescence n’est-elle pas aussi cette citadelle imprenable dans laquelle l’ados floute résolument les références ? Dans une société du spectacle et du divertissement, ne montrons-nous pas une image immature de l’adulte, se réfugiant dans la légèreté ou le faste ? Est-on en présence aujourd’hui, dans ses difficultés à se définir à travers les connaissances disponibles et innombrables, d’un individu aux identités multiples et apparaissant comme un éternel adolescent ? La globalisation du monde ne nous met-elle pas dans la situation de l’adolescent cherchant simultanément à appartenir à une famille de valeurs, à une culture, et à se démarquer d’un monde ou une organisation qu’il considère passé ou obsolète ?
L’adolescence est bien cette période d’incertitudes et de doutes, mais aussi de (re)construction et d’affirmation. N’est-on pas en Occident dans ce cycle adolescent et ce vaste terrain des possibles ? La difficulté d’être adulte est indéniable aujourd’hui. Le monde ouvert à une multitude d’interrogations nous oblige à endosser plusieurs échelles de responsabilités que nous peinons à assumer.
Mais ce qui nous pousse à le devenir d’avantage est bien de considérer notre socle de valeurs ; c’est conserver ce qui a été durement et violemment acquis par notre Histoire, c’est se sentir inscrit dans un héritage de valeurs; et résister aux tempêtes globalisantes bafouant les singularités de la personne, de son groupe, la diversité des cultures composant aujourd’hui et plus que jamais nos sociétés contemporaines. Seulement, le monde et les esprits sont peut-être encore trop immatures pour se penser liés et interconnectés en réseaux planétaires ; cette formidable révolution numérique contient à la fois l’idée et l’espérance de se sentir citoyen du monde, mais voile aussi notre appartenance à des communautés proches et solidaires. Côtoyer le voisin est encore et toujours le préalable d’une compréhension du lointain…
Clivage générationnel et inter-générationnel
« L’adolescent porte en lui, de façon intensifiée, les problèmes de notre civilisation.(…) L’adolescence porte en elle, avant la résignation domestiquée à l’intégration sociale, l’aspiration millénaire de l’humanité à l’harmonie et au bonheur. Il s’agit donc de reconnaître la vérité humaine des « secrets de l’adolescence » (…) Ainsi l’adolescence est-elle à la fois le maillon faible (par sa faible insertion sociologique) et le maillon fort (par ses énergies) de la chaîne de nos sociétés. » (Edgar MORIN, La Voie, pour l’avenir de l’humanité).
La jeunesse a malheureusement tendance à cristalliser les maux de notre société (chômage, instabilité, précarité) et ce qui la caractérise aujourd’hui est bien le malaise. Malaise de vivre à la fois dans une société installée matériellement sur les résultats de la croissance conquises par nos parents, et dans un état de précarité et de disparité des situations qui permet moins d’agir dans la force d’une génération. Le renouveau attendu ne peut se faire sans une dynamique portée par la jeunesse. Or celle-ci se trouve malgré elle désolidarisée de par cette grande disparité des situations (29 % des 18-30 ans en 2002 ont voté Le Pen au deuxième tour (d’après l’enquête « L’Enfance des loisirs » de P. Mercklé, S. Octobre, C. Dètrez et N. Berthomier, parue en 2010 dans La Documentation française)). C’est aussi une génération qui subit un regard péjoratif de leurs aînées (51 % des plus de 40 ans ont une image négative de la jeunesse! (« L’Enfance des loisirs »)
A l’heure où cette génération ne demande qu’à intervenir activement sur la construction d’ une société nouvelle, où une dynamique de renouveau doit pouvoir s’appuyer sur des potentiels et des énergies nouveaux, les jeunes se retrouvent à la fois décrédibilisés par la dépendance financière de leur parents, fragilisés par un fonctionnement anxiogène réclamant à la fois niveau de diplôme, expériences et flexibilité. Dans ces conditions, on porte facilement atteinte aux personnalités les plus aguerries. Fatigue, frustration, dégoût, incertitude, angoisse guettent donc une jeunesse en mal d’avenir, se plongeant ainsi dans des refuges et des comportements parfois excessifs et inquiétants (défis et jeux extrêmes, bizutages de plus en plus humiliants et salaces, …). « Les jeunesses » sont pris dans une situation de clivage : à la flexibilité, s’ajoute le fait qu’ils doivent arborer de nombreuses casquettes. C’est le prix à payer d’une « société de l’individu » aux personnalités fragilisées où l’économie triomphante fait loi et l’individu livré à lui-même, passe de l’état de libertés éphémères à celui de contraintes relatives.
Perspectives incertaines
La crise économique sévissant, les systèmes éducatifs se retrouvent les premiers touchés et avec eux les perspectives de travail des jeunes générations. Les priorités étant de relever une économie répondant aux lois du marché carnassiers et nourrissant un complexe technologique déphasé de nos rythmes biologiques, les dimensions sensibles et humaines désertent l’éducation et le travail et se retrouvent vulgairement acculées dans nos écrans. Les normes et les valeurs du travail défendant plus que jamais le mérite, une concurrence exacerbée et la rentabilité humaine, appuyées par un abrutissement des médias et son apologie de la starisation et du succès, les jeunesses fragiles succombent et tombent dans les affres du désir, la TV tenant des promesses de changement de vie, ou de rencontres amoureuses…
Dans cet environnement, bon nombre d’étudiants sont dans l’anxiété de choisir une filière, à l’écart de leurs aspirations et répondant au marché du travail et à la tyrannie du paraître. Dans ces perspectives incertaines, d’un côté des jeunes, dans les affres du doute, repoussent leur choix de vie dans des filières générales, et de l’autre, des filières professionnelles, techniques, manuelles, loin d’être mises en valeur, se retrouvent être la « voie de garage » de jeunes paumés ou en échec scolaire…
D’un côté les cerveaux, de l’autre les exécutants ? Une grande part de la jeunesse se retrouve elle-même productrice et consommatrice de sa propre aliénation, bloquée dans un monde du travail dont les fins lui échappent, et s’échappant dans l’anesthésie des divertissements. Le travail réduit à des tâches, des fonctions ou des spécialités se dénature de sa fonction épanouissante et se renferme comme un piège. Aujourd’hui, l’urgence des marchés réclame du sur-mesure, des travailleurs dociles et malléables se contorsionnant dans des logiques absurdes. Le diplôme ne suffit plus, le jeune actif doit aussi justifier d’expériences et se justifier d’un parcours tortueux marqué par des allers-retours entre stages, chômage, CDDs ou missions interim. Pour une partie de cette jeunesse, le monde du travail n’est plus ce que laissait espérer le système éducatif, et se transforme en grand désenchantement.
Est-on en train de sacrifier une génération, et casser des vocations au seul prix de la rentabilité et de l’efficacité ? Ne faut-il pas aussi redonner confiance aux plus humbles volontés, à côté de l’indispensable compétitivité et de ceux qui y participent ? Et ainsi de réveiller sur le terrain de la jeunesse désabusée les énergies que celle-ci porte intensément, et dégager ses potentialités à transformer et réinventer les activités humaines. Car c’est dans une transversalité que les choses redeviennent possibles. Mais aussi dans un décloisonnement et une revalorisation de certaines disciplines. Au lieu de cela, des sélections anarchiques s’opèrent très en amont de la vie scolaire, séparant les aptitudes manuelles de celles de l’esprit, les filières techniques des disciplines créatives…
Comment expliquer que les disciplines relevant des perceptions ou des sensations, soient assujetties à de faibles coefficients ou de simples options dans le cursus générale, et reléguées dans la sphère privée aux plus favorisés, alors que bon nombre d’expériences d’interventions artistiques ont prouvé toutes leurs vertus et leurs efficacités en redorant la confiance de jeunes en échec scolaire. Cette dichotomie prend ainsi le risque de produire « une génération de machines efficaces » au lieu de « citoyens complets capables de critiquer la tradition et de comprendre ce que signifient les souffrances et les succès d’autrui » (Martha Nussbaum, Les émotions démocratiques).
Seulement sans la rigueur et le sérieux que l’école ne permet pas à ces disciplines (coefficients et nombre d’heures faibles), celles-ci sont jugées comme des « fioritures futiles » (Martha Nussbaum) par les jeunes comme par, bien souvent aussi, le corps enseignant. J’ai encore ce souvenir amère durant mes quatre années d’enseignement des Arts plastiques, de jugements moqueurs, quand je tentais de défendre un élève cancre, mais surdoué dans ma discipline… On est loin de l’importance que l’Art prenait chez les grecs auprès de la Philosophie et du Politique !… Et si ces disciplines sont absentes du cursus général, comment peut-on les retrouver sous forme sensible ou formelle dans le monde du travail ?!! Et n’était-ce pas aussi et inversement les nouvelles activités humaines, jonchées de ses logiciels, qui nous détachent aussi de nos sensations tactiles et expriment de plus en plus l’inanité de telles pratiques dans le champs éducatif ?!!
Ainsi et de plus en plus, un grand nombre de formations donne accès à des emplois réclamant des compétences techniques de plus en plus pointues, mettant bien souvent de côté les enseignements dits sensibles (arts, littérature, sciences humaines, philosophie…) favorisant l’esprit critique, le dialogue et le positionnement individuel et collectif dans la complexité du monde d’aujourd’hui. Dans ces conditions, l’étudiant se retrouve destiné et malgré lui à devenir un maillon spécialisé dans une société ultra-technicisée !… « En hypermodernité, il n’y a plus de choix, pas d’autre alternative qu’évoluer, accélérer la mobilité pour ne pas être dépassé par « l’évolution » : le culte de la modernisation technicienne l’a emporté sur la glorification des fins et des idéaux. Moins le futur est prévisible, plus il faut être mobile, flexible, réactif, prêt à changer en permanence, supermoderne, plus moderne que les modernes de l’époque héroïque. La mythologie de la rupture radicale a été remplacée par la culture du plus vite et du toujours plus : plus de rentabilité, plus de performance, plus de flexibilité, plus d’innovation. Reste à savoir si cela signifie vraiment modernisation aveugle, nihilisme techno-marchand, processus tournant à vide sans but ni sens. » (Gilles Lipovetsky, Les Temps hypermodernes).
Le basculement dans un monde de formules et de pensées pures est tout bonnement impensable. Comment imaginer que les activités de l’esprit peuvent être détachées des sensations et perceptions corporelles ? Le cloisonnement du travail ne conduirait-il pas à un lent et inévitable abrutissement à l’opposé d’une intelligence émotionnelle ? Sommes-nous déjà éloignés à ce point de la philosophie de Gaston Bachelard puisant dans le contact des quatre éléments l’émergence de nos rêveries et l’assise de nos raisonnements ?!… De ce constat, on ne s’étonne plus que les élèves relégués aux filières professionnelles ou manuelles, ouvrant sur des métiers dévalorisés ou pénibles, le vivent comme une véritable punition. Comment supporter que des corps s’usent d’un côté et des esprits de l’autre ? Car les métiers de bureau ou de télécommunications n’échappent pas à ce cloisonnement, le dos tassé du matin au soir sur un siège, les perceptions prisonnières du cadre de l’écran…
Le travail peut-il être ce lieu où l’humain s’invente, où la parfaite singularité de la personne se déploie au milieu des autres, à l’image de ses ressources et de sa « capabilité » (M. Nussbaum) à offrir ses différences, sans forcément prétendre à atteindre des hiérarchies, assujettissant les uns et isolant les autres.
Ainsi les formations manquent-ils de complétude et de globalité, offrant une palette suffisamment large de disciplines du corps et de l’esprit, pour que le temps, les durées du sol et de la matière, prennent place à l’intérieur de la personne, favorisant l’approfondissement d’un regard sur soi et par là même de sa position dans et face au monde.
Le vertige de l’existence ne vaut-il pas mieux qu’une course effrénée et absurde ? L’efficacité gestionnaire pourrait-elle s’épaissir des couleurs du ciel et des mouvements de l’âme ? Et l’artisan peut-il porter fièrement ses gestes nobles, sans que les prouesses technologiques l’humilient au lieu de l’alléger de ses tâches pénibles ?
Alors qu’elles pourraient d’avantage participer à cette intelligence émotionnelle, ces nouvelles technologies agissent plutôt de concert avec les logiques d’efficacité des marchés ; et soignent tant bien que mal les déséquilibres qu’elles induisent dans ce recours pathologique aux divertissements manipulateurs et aliénants, et aux loisirs de rééquilibrage et de recentrage sur soi…Comment supporter que les énormes potentialités technologiques servent les uns et manipulent, abrutissent les autres !… Car lorsque ces objets, ces chimères technologiques ne se domptent pas et ne prolongent des sensations corporelles ou des travaux de réflexions, elles finissent par se substituer à nos véritables centres d’intérêt.
Les « enfants du numérique »
L’âge adolescent est aussi celui où la conscience commence à endosser un héritage familiale : ce qui se faisait dans l’enfance et avec l’extérieur dans une pure confrontation ou dans l’innocence des sentiments, est dans l’adolescence, acte réfléchi, introspectif, entre refus coupable et adhésion consentie… Tiraillées entre les enjeux de société et l’assise du fonctionnement parental, les prises de conscience, plus ou moins difficiles, plongent l’adolescent dans des activités de développement ou de replie à la fois créatifs et subversives, mais aussi dans des pratiques excessives voire dangereuses avec l’appui et à l’abri du groupe.
L’environnement et l’héritage sont donc les deux composantes des comportements sains ou aliénants, du bien-être ou du mal-être. Et, du fait de son caractère entier et de son omniprésence, l’univers multimédia ira du paradigme d’adhésion et de création à exploiter et explorer, à l’échappatoire voilant ou absorbant les difficultés quotidiennes ou un mal d’exister. L’adolescent est dans cette position de vulnérabilité, dans un entre-deux, l’obligeant de plus en plus à prendre position, face à sa filiation, le groupe de copains, son environnement de subsistance et son développement personnel et professionnel. A cette conciliation, vient s’ajouter un contexte actuel d’avenir incertain, et par là même de société véritablement anxiogène.
Comment, à partir de ce constat, ne pas y voir, chez ces ados un ancrage profond de ces pratiques numériques structurant leurs pratiques individuelles et sociétales dans leur vie actuelle et future ?!
Les films d’anticipation ou de science-fiction ont déjà percé depuis des décennies les prolongements humains ou les dérives dans lesquels les machines peuvent nous embarquer. Et aujourd’hui, nous y sommes, collés à ce monde ultra-technicisé, nécessitant un recul du corps et de la pensée : dans nos vies professionnelles où l’on s’adapte aux innovations galopantes, dans nos vies sociales où l’on adhère aux objets de communication, à notre échelle individuelle où ces innovations construisent de nouvelles logiques comportementales et de nouveaux systèmes de pensées (déjà, depuis l’avènement du cinéma, nous rêvons en images-cut !!). Ce gigantesque paradigme numérique peut être une grosse machine de capture de nos structures mentales si l’analyse critique et notre corps posé sur les sols de réalités ne font pas suffisamment contre poids. Laissons-nous quand même rêver, flottant, suspendus, détachés de cette pesanteur nous accrochant au lit des matins difficiles…. Le fantasme est éphémère… : quelle image plus terrible que celle de l’astronaute, dans « L’Odyssée de l’espace », plongeant dans le vide sidérale !! Et les cosmonautes d’Appolo 13, s’ ils avaient dû choisir leur mort, auraient soit disant préférés brûler dans les feux de leur stratosphère-mère, plutôt que de partir dans les infinies apesanteurs…
Nous sommes encore à l’enfance des explorations supra-terrestres, à ses prémices, le cordon résolument lié à la profusion terrestre, à ses richesses humaines, dont seule la synergie peut nous ouvrir de nouvelles dimensions. Ce potentiel scientifique et technologique est plein de promesses, encore faut-il qu’il puisse nourrir une vision humaine, sociale, éthique, égalitaire, solidaire, immanente et transcendante…
Les adolescents d’aujourd’hui ayant grandi avec la généralisation des équipements informatiques qui a marqué de manière accélérée les années 2000, on peut se poser légitimement la question de la portée de ces technologies sur leur développement sensoriel et intellectuel.
Premier point de vue : l’aspect néfaste des pratiques numériques
Toute cette technologie structure physiologiquement la tête de l’adolescent ; elle en est le prolongement de sa manière de penser et de ressentir ; elle se place en filtre ou en écran entre lui et les réalités extérieures (physique, sociale…). De ce point de vue, l’excès d’utilisation des outils numériques déconnecte l’ados, soit des autres jeunes de son âge, soit de ses aînés. Les technologies développent chez lui une façon propre et individuelle de penser et de ressentir, qui s’appuie sur des pratiques et une culture numérique qui au fur et à mesure se détachent d’une histoire et des réalités liées à un sol. Sa pratique « numérique » devient un échappatoire, une manière de se protéger du monde extérieur et de ses désillusions.
Deuxième point de vue : l’aspect innovant et créatif
L’ados a bénéficié d’un environnement qui lui permet de se détacher d’une emprise négative de cet univers multimédia. Il a ainsi développé une culture numérique (plus urbaine) qu’il associe et inscrit dans l’héritage culturel de ses aînés. Ces pratiques ont développé chez lui une complexité rationnelle et sensitive, qu’il peut échanger intensément avec les personnes de sa génération, où l’adhésion dans le groupe demande parfois des références pointues. L’utilisation devient donc active et créative, et construit un regard inédit du monde de demain.
Troisième point de vue : l’aspect alternatif
L’ados développe une passion ou a vécu en dehors d’une culture urbaine qui lui a permis de se détacher des pratiques numériques. Ces technologies sont ainsi utilisées comme de simples moyens et outils, et apportent un prolongement actuel à leur façon de pratiquer leurs activités et de voir le monde.
Quatrième point de vue : l’aspect inexistant des pratiques numériques : …Existe t-il ?!…
Pratique adolescente de l’artiste
D’un certain point de vue, le travail artistique peut se voir comme un fonctionnement adolescent. L’artiste refuse de poser définitivement ses réflexions et ses façons de voir sur sa personne et le monde. Il se veut insaisissable, de peur que le monde extérieur l’assujettit ou le « case ». Il considère son corps comme intermédiaire des sensations de l’enfance, et conserve à tout prix une part d’innocence et d’insouciance. Il est dans l’incapacité parfois maladive de se soumettre à des obligations dont les fondements lui échappent. D’un autre point de vue, il porte en lui un handicape ou aspect de sa personnalité incomplet qu’il s’efforce de combler par son travail de création.
Adulte-ados : regard croisé
Au vue de ce nouveau paradigme et ce nouveau défi, nous avons donc, parent, pédagogue, éducateur, professeur, cette responsabilité d’inculquer des valeurs fortes aux plus jeunes, en même temps que de nous nourrir de leurs énergies. Comment expliquer ce regard péjoratif que la société porte sur eux ? Est-ce le manque de perspective des temps actuels qui malmène la part d’espoir et d’insouciante jeunesse que nous portons tous ? Croire en la jeunesse, c’est croire encore en soi, et croire en soi, croire en sa jeunesse !… Les maux dont ils souffrent sont à chercher dans ce que nous avons délaissés ces dernières décennies (solidarité, fraternité citoyenne, le politique…), au profit d’autres domaines (individualisme, consumérisme, rentabilité humaine…). Les solutions sont à trouver dans un examen de conscience des aînés, comme dans l’observation attentive de leurs pratiques de subsistance. Chaque génération a ses tares et le regard des aînés porté sur les plus jeunes est très souvent biaisé par la vitre opaque de leurs références. « La condamnation du présent est sans doute, si on l’analyse sur le long terme, la critique la plus triviale proposée par les écrivains, philosophes et poètes, et ce depuis la nuit des temps. Platon, déjà, s’inquiétait du dépérissement des valeurs et de l’émergence de cette race de fer, la sienne, qui n’avait plus grand chose en commun avec la race d’or des temps mythiques, parée de toutes les vertus » Sébastien Charles, Introduction à la pensée de Gilles Lipovetsky.
Seulement, à l’observation attentive des attitudes, comportements et pratiques des ados doit pouvoir répondre une vision globale qui puisse inscrire les temps présents dans une histoire à la fois linéaire et cyclique. Sans oublier le point de vue de l’artiste, agissant dans la force de ses problématiques, et qui trop souvent se trouve relégué au spectacle et au divertissement. Ce que nous observons aujourd’hui est bel et bien une quasi-instantanéité de l’information et de la communication. La culture dominante semble nous faire croire qu’avec tous les outils à notre disposition, nous sommes capables de nous auto-réguler dans notre hyper-individualisme. Or quand tout est information et communication, le corps se dévalorise, l’intelligence et l’esprit se « débiologisent », jusqu’au risque de perdre nos repères les plus précieux. Nous sommes aussi face à un phénomène inédit où les jeunes générations sont de plus en plus détachées du travail du sol (urbanisation galopante) et de son histoire (les parents eux-mêmes imbibés d’une culture médiatique). Moins on trouvera d’accroche avec un sol et son histoire, un héritage, un territoire, moins on correspondra ou on se penchera devant une instance supérieure, plus les vitesses s’accéléreront encore et toujours, et finiront par nous défaire de toute matière. Hier détenue par la religion, le pouvoir, la Science semble aujourd’hui avoir endossée ce rôle, la Démocratie doit pouvoir retrouver sa place, et l’Ecologie se chargera peut-être de faire renaître notre humilité perdue.
Un bel exemple pour finir s’agissant de l’intelligence émotionnelle de l’adolescent.
Pina Baush, chorégraphe allemande, a choisi en 2010 de reprendre une de ses pièces de références, « Les rêves dansants » qu’elle a proposé à des adolescents venant de tout horizon et n’ayant aucunes expériences de la danse. Pourtant, les mois de travail et l’implication entière des ados ont produit une création d’une rare puissance. À travers la danse et l’aura de cette grande dame, et dans un profond respect des uns et des autres, ces adolescents ont su dépasser leur timidité et frustration, jusqu’à se transcender et atteindre la « communauté des anges », comme la chorégraphe aimait décrire ses « enfants » danseurs.
On ressort de ce documentaire ému et touché, mais aussi un peu sonné que de telles expériences soient si rares.
Yvan Pousset, septembre 2011